Une harpe à l’hôpital - Saison 2

Je pensais rencontrer un patient et j’ai rencontré un maître…

Je n’ai pas mis en forme sur Canva mais je pense que ça devrait tenir sur 10 slides…

Jour 1 : La danse d’une main

G.N. est le premier patient à qui on me propose de jouer.

Je sais qu’il est souvent en refus de soin, et qu’on doit toujours aller le voir à 2 pour des raisons de sécurité. Il accepte tout de suite la séance et l’équipe le faire sortir de sa chambre et le conduire en “salle sensorielle”. L’équipe médicale est très à l’aise avec lui, mais moi je tremble intérieurement à l’idée de prendre un coup à la première fausse note.

Avant de commencer à jouer, je crée le champ en me présentant et en lui présentant l’instrument. Il observe l’instrument avec attention. Malgré l’état avancé de sa malade, G. dégage une énergie très fort qui m’impressionne. Je commence à jouer.

A mesure que je joue, je suis troublée par l’intensité de ce regard. Est-ce c’est le jeu? Sa personnalité? Un effet de la maladie? Moi qui voulais jouer de la musique harmonieuse, je sens le feu qui pulse sous les doigts, et mes doigts tournent autour de motifs dramatiques, presque dissonants. Je me suis éloignée du jeu thérapeutique, mais je me sens alignée avec le moment présent.

Le regard de G. me lâche soudain pour errer dans des territoires intérieurs. Le médecin lui propose de faire une pause. J’ai le sentiment que la vague est passée, et je joue tout doux des musiques intérieures. Je pense à la lumière qui suit la nuit noire. Il me regarde et demande de continuer. Le jeu est à présent apaisé, plus construit, plus régulier, comme si je créais un pont vers le rivage.

Et là je vois sa main qui tremble, et qui commence à danser un certain temps.

Je le remercie de cet échange entre danse et musique.

Jour 2 : G. se lève

Lors de notre seconde rencontre, je suis accompagnée d’une psychomotricienne.

Je commence avec des petits motifs en mode “dorien”, un mode qui relie à la terre, aux légendes et aux épopées celtiques. Je joue des motifs simples, dynamiques mais suffisamment lents pour ne pas le perdre. Je sens dans son corps la vibration d’un mouvement qui naît.

Sans qu’on se soit consultées, la psychomot lui propose de se lever et de danser avec elle. Je continue une musique entraînante mais relativement lente.

G. ferme les yeux, je sens son corps qui s’étire à la verticale, le mouvement de la danse qui cherche à se déployer. Nous restons ainsi un certain temps.

G. demande à danser seul, il voudrait même pousser les meubles pour investir l’espace.

J’accélère un peu pour l’encourager. Le magie si fragile se rompt, il se dirige vers la porte. Ce sera tout pour aujourd’hui.

Je le remercie avec émotion d’avoir dansé pour moi.

Découverte d’un artiste.

Après la séance, j’apprends qu’il est un des plus grands danseurs de danse urbaine. “Le parrain” a marqué des générations entières, mais aujourd’hui son corps et sa tête ne répondent plus. Je fais quelques recherches de retour à la maison. Je regarde ses chorégraphies, écoute les musiques. On y trouve l’influence du flamenco, des rythmes antillais, du break et du hip-hop. Je comprends après coup ce que mes doigts avaient pressenti sur la harpe lors de notre première séance.

Je retrouve dans les videos ce regard si intense. Cela me réconforte de voir que ce n’est pas un effet de la maladie, mais bien le reflet de l’intériorité vibrante d’un artiste.

Je prépare pour la prochaine séance quelques morceaux susceptibles de lui parler.

Je commence aussi à ressentir une forme de pression : suis-je à la hauteur d’un tel artiste?

Le maître de musique

J’arrive à la séance avec un objectif en tête : aider G. à danser grâce à des musiques régulières, rythmées, et susceptibles de lui plaire. Pour la première fois, je joue avec partition. Cela rassure mon syndrome de l’imposteur qui pointe, car si je suis une musique déjà écrite le résultat sera plus construit et lisible pour G.

G. m’écoute avec attention sans bouger d’un iota. Puis il m’interrompt de manière inhabituelle.

“C’est pas mal, mais tu peux aller plus loin”.

A son ton, je comprends que des partitions écrites par d’autres ne l’intéressent pas. Moi-même, j’ai l’impression de m’être déconnectée du vivant.

Alors je le regarde à nouveau, pour puiser mon inspiration dans son regard.

Il sourit et évoque les moments où il cherchait des musiques pour ses spectacles.

Je continue à jouer. Il se concentre et fait des commentaires. Les mots sont malheureusement souvent difficiles à comprendre, mais je me fie à mon intuition. La séance tourne au laboratoire musical.

Je réalise que je n’ai jamais autant progressé en 30 minutes.

Epilogue

Les sessions se sont étalées sur 3 semaines. Pendant ce temps, l’état de G. s’est dégradé et il a dû partir dans un autre service plus adapté.

J’ai refait une dernière session avec lui, mais j’ai senti qu’écouter de la musique lui demandait trop de concentration, et il a fini par s’endormir.

Cette rencontre m’a beaucoup bouleversée. J’ai eu comme le sentiment de rencontrer un génie à son crépuscule.

Cela m’a confrontée au cours inexorable de la vie. C’est aujourd’hui qu’il faut jouer, quand on peut encore le faire.

Suffisamment bien ou pas, là n’est pas la question.

Dans l’intensité du regard de G., c’est comme si ma musique arrivait d’un bloc, sans fioriture possible. Tout est perçu : le rythme qui hésite, la corde mal attrapée, la sincérité de l’intention et la vérité nue du moment présent. Et la sincérité prime sur la perfection.

Je pensais rencontrer un patient, et j’ai découvert un maître.

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